Les pieds sur terre :après le crash de yemenia.

Publié le par Denis-Zodo

 

 Bahia bakary. Cette enfant de 13 ans se remet sans une plainte du crash d’un avion de la Yemenia dont elle est l’unique rescapée.

Souvent, Bahia Bakary donne l’impression qu’on exagère son cas, que c’est trop d’attention lui accorder. Ainsi, à la vue d’une page Portrait de Libération, elle s’étonne :«Mais ce sont des articles drôlement longs ! En plus, c’est écrit tout petit…» Elle n’en vient tout de même pas à dire qu’il ne lui est rien arrivé d’extraordinaire.

Il y a six mois, le 30 juin, cette encore enfant, plutôt fluette, a survécu au crash de l’Airbus A310 de la compagnie Yemenia, au large des côtes comoriennes. Elle a alors passé huit heures dans une mer démontée, cramponnée à un débris de la carlingue, avant d’être secourue par des marins locaux. Les 152 autres passagers du vol IY626 sont morts. Parmi eux, il y avait sa mère.

Déjà, résumé comme ça, le truc est dingue. On entrevoit l’expérience abyssale, concrétisation des films catastrophes regardés en se rassurant que ça-n’arrive-qu’aux-autres-il-n’y a-qu’à-voir-les-statistiques. Conclusion : quelle chanceuse, cette Bahia. La seule, l’unique rescapée. L’élue. Et puis, on lit le livre où elle raconte ce qui lui est arrivé. Et là, on se demande : comment fait-elle ? Comment fait-elle pour ne serait-ce que fonctionner ? La chance vient se parer de malédiction. Ses souvenirs sont très précis, de l’ambiance à bord, décontractée malgré la vétusté de l’appareil, jusqu’au moment où tout bascule, où l’avion se met à tanguer comme une feuille morte : un sifflement strident traverse l’habitacle, suivent une aspiration énorme, un bruit de tôle froissée, des explosions, une sorte de décharge électrique… Idem du séjour dans l’eau : cris de rescapés qui ne survivront pas, vagues énormes qui la font quasi couler à plusieurs reprises, bouffées d’espoir, de panique, lutte contre l’endormissement, épuisement, jusqu’à ce marin qui plonge. Idem de son retour sur terre, à Moroni d’abord puis en France. La partie la plus serre-kiki concerne Aziza, la mère adorée. Bahia explique que sur le coup, elle n’a pas pensé au crash : elle a cru être tombée par le hublot et que l’Airbus avait continué son chemin. Que sa mère, donc, l’attendait à Moroni, rongée d’inquiétude. Et c’est cette perspective, de la retrouver, qui l’a fait tenir. Pour elle, la véritable catastrophe est donc arrivée le lendemain de son sauvetage, quand elle a appris la vérité.

«En fait, là, ça va, dit Bahia, et non, parler de tout ça ne me pose pas problème. De toute façon, même avant le livre, j’ai dû le faire pour le BEA [Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile, ndlr]. Ce qui m’ennuie, c’est les conséquences que ça produit, d’apparaître en public : on me reconnaît, on vient me poser des questions : "C’est bien vous qu’on a vue à la télé ?" Des fois, je réponds non.» Et puis, méfiance envers les journalistes, qui parfois se comportent en «vautours» : «A mon retour en France, ils m’ont suivie partout : à l’hôpital Trousseau, puis chez moi. Ils attendaient en bas, téléphonaient sans arrêt, certains m’ont même menti, affirmant que si je ne leur parlais pas, ils perdraient leur boulot.» L’idée d’un livre est venue de là, de raconter elle-même plutôt que d’être à la merci. «Et puis je n’y ai plus pensé, mais quand l’éditeur nous a contactés, j’ai vite dit oui.»

Effectivement, passées dix premières minutes hésitantes, la jeune fille gracieuse et coquette semble plutôt bien savoir ce qu’elle veut. Son père Kassim, qui l’accompagne dans cette rencontre dans un café parisien, dit d’ailleurs de sa fille aînée : «De mes quatre enfants, Bahia est celle qui a le caractère le plus proche de celui de sa mère : elle est très, très déterminée.» Presque un peu trop à ses yeux, semble-t-il. Il est question d’une ambiance «un peu tendue» à la maison, un appartement de Corbeil-Essonnes, ville où la famille vit. «Il faut dire que c’est compliqué pour moi, précise Kassim. Je dois maintenant aussi jouer un peu le rôle de la maman alors qu’avant, je pouvais gueuler et les enfants, se réfugier auprès d’Aziza, ou l’inverse. On fait aller mais le vide est toujours là.» Lundi, il a repris son poste d’éboueur, avec ses horaires décalés (3 heures du matin-midi). Demain, une de ses sœurs doit arriver des Comores pour l’aider. Jusqu’ici, avec Bahia, ils se sont réparti les tâches: à lui la cuisine, à elle le ménage. Français d’outre-mer, Kassim vit dans l’Hexagone depuis 1992. Deux ans plus tard, il y a rencontré Aziza, originaire du même village que lui.

A propos de Bahia, Kassim ajoute cette chose a priori impensable : «Non, la tragédie ne l’a pas du tout changée.» Et Bahia confirme. Elle a repris l’école, reste une bonne élève («encore meilleure que l’an dernier», souligne Kassim), avec une moyenne «d’environ 15» en classe de quatrième, «option européenne». «Ça veut dire deux heures d’anglais en plus, et des activités supplémentaires, comme des voyages organisés, à Londres par exemple.»Elle ne s’en plaint pas, elle ne se plaint de rien d’ailleurs, mais son agenda est si chargé qu’elle a abandonné le modern jazz. Ses matières de prédilection sont les maths et la physique-chimie, elle aimerait devenir médecin généraliste, «pas chirurgien, je ne veux pas ouvrir les gens». A part ça, non, pas de cauchemars. Elle ne voit plus de psychologue depuis la rentrée. «Mais si ça ne va pas, on a les numéros», précise Kassim. Elle ne fanfaronne pas pour autant :«J’ai toujours des peurs comme tout le monde, je sais par exemple que je vais mourir, je ne me sens pas invincible.» Parfois, avec ses petits frères et sœur, elle regarde des photos de sa mère. En parler, ils évitent plutôt, mais ça peut arriver. Et oui, elle croit toujours en Dieu, qui est pour elle Allah : «Même si j’avais envie de vivre, je me dis qu’à certains moments, j’ai fait sans réfléchir des gestes dans telle ou telle direction, et qu’il y a bien quelque chose qui m’y a poussée.» Kassim, lui, s’affirme même conforté dans sa foi, qui n’est pas celle d’un bigot vu qu’il fume et apprécie le gintonic : «Pour moi, c’est le destin qui s’accomplit, et le destin est inscrit dès la naissance de l’être.» Ce fatalisme exclut une colère pourtant concevable contre les «avions poubelles» de Yemenia. «Moi, je n’utiliserais pas cette expression. Ce même vol, je l’ai effectué à neuf reprises. Et voyez le crash du Rio-Paris : l’avion était pourtant sophistiqué.» Grâce à sa patronne dont il souligne la générosité, il a une avocate, «pas pour des indemnités mais pour faire la vérité sur ce qui s’est passé : le mal est fait, mais il faut faire en sorte que ça ne se reproduise pas». Il tient à saluer l’action de la France, notamment celle du secrétaire d’Etat à la Coopération Alain Joyandet. Kassim dit, les larmes aux yeux : «Des petites filles malades ou blessées, il y en a beaucoup aux Comores, et personne ne vient les secourir.»

Le seul bémol dans cet océan de résilience, surgit à propos de l’adaptation qu’envisagerait Steven Spielberg. Bahia martèle : «Personne ne peut reproduire la douleur que j’ai ressentie !» Son père tempère : «C’est toi qui décideras, mais un film peut au moins restituer les faits.» Bahia : «Moi, je dis que c’est pas possible !»A un moment donné, elle concède : «Oui, j’ai souvent un sentiment d’irréalité.» Ça peut aider, parfois.

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Politique africaine

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